J'ai vu ces larmes comme un mirage
Cette fierté dans la misère.
Qu'une larme soit un hommage !
Pourquoi ce vide après la joie ?
Ce dénuement après la gloire ?
Ce néant qui fut une ville?
Qui répondra ? Rien que le vent
Qui remplace le chant des prêtres
et disperse les âmes jadis rassemblées.
Sidi Mahrez
Xème siècle
“Carthago delenda est”, et Carthage fut détruite, puis reconstruite par Rome. Elle fut ensuite successivement vandale, byzantine et arabe. Les strates civilisationnelles se sont superposées, s’entremêlant au fil des siècles à tel point que, aujourd’hui, on ne sait plus si les ruines devant nous sont celles du Carthage d’autrefois ou bien celles d’un règne qui viendrait tout juste de s’achever.
Carthage, 700 000 habitants selon Strabon au IIème siècle, moins de 20 000 aujourd’hui. Sa trajectoire est une parabole. Après s’être élevée vers les cieux, la capitale d’Afrique retombe doucement dans les eaux de la baie.
Carthage, reine déchue dans un palais en ruines, ville plongée dans un doux coma. Que reste t-il derrière le nom ? Est-ce les lieux qui font les hommes ou l’inverse ?
Les habitants semblent écrasés par le mythe, le regard autant tourné vers le passé que vers l’avenir. Ils voudraient bien tout assumer mais ne peuvent pas. Le doute s’empare des lieux, les identités sont à nouveau questionnées. Qui sommes-nous ? D’où venons-nous ? Que voulons-nous ? Quelle sera notre place et celle de Carthage dans la Tunisie de demain ?
Solitaires et perdus parmi les ruines de la “Kart Hadacht”, la nouvelle ville, ils en deviennent les marqueurs au même titre qu’une colonne antique ou qu’un portique donnant sur la mer.
Les nœuds du passé restent emmêlés. La puissance des lieux pousse les habitants à reproduire les gestes de toujours : regarder le pourpre se coucher sur le cap Bon, chercher la fraîcheur à l’ombre des eucalyptus, pécher le thon et l’espadon dans les eaux turquoises de la Méditerranée.
L'attraction du vide
Lorsque je suis arrivé à Carthage fin 2012 j’avais plein d’images en tête. De mes études d’histoire je me rappelais une ville puissante qui avait rayonné sur le bassin méditerranéen. Carthage et Rome, ces deux villes étaient indissociables. Voila, je m’attendais un peu à arriver à Rome, une Rome méditerranéenne, plus chaotique, moins bien conservée mais une Rome quand même.
Depuis le pont du bateau qui entre dans le golf de Tunis, on aperçoit quelques colonnes, la cathédrale sur la colline Byrsa, pas grand-chose d’autre. On se dit que le reste doit être caché derrière la végétation, que l’on se laissera happer une fois débarqué. J’ai débarqué, en je me suis dirigé en direction de Carthage. Quelques minutes plus tard j’étais à Sidi Bou Said. J’avais traversé la ville sans m’en rendre compte. Marche arrière, je retraverse Carthage encore une fois en prêtant attention au lieu…rien, il ne reste plus rien. J’avais en tête Rome, j’arrive dans une ville dortoir. Le Monoprix fait office de centre ville, les ports puniques sont méconnaissables, les quelques ruines visibles sont envahies de sacs plastiques. Où est donc passé Carthage, cette ville de 700 000 habitants qui défia Rome puis régna sur l’Afrique du nord ?
Devant le forum romain, tout en haut de la colline Byrsa il n’y a guère que quelques échoppes de bric et de broc qui vendent aux touristes de passage des chameaux en peluche ou de fausses pièces de monnaie puniques et romaines. Le marbre du forum a disparu, il ne reste plus que les soubassements. La plupart des colonnes sont des fausses ou, au mieux, des anastyloses. Il faut plisser les yeux pour différencier les ruines anciennes de celles produites par le 20ème siècle.
Que diable est-il arrivé ? Où est passée la ville ? Pourquoi personne ne semble s'intéresser à Carthage ? Mais plus intriguant encore, pourquoi ce rien exerce t-il sur moi une attraction grandissante ?
J’apprendrai plus tard à connaitre les lieux, à les apprivoiser. A force de parcourir la ville et d’en parler j’arrive à voir le beau, à faire la part des choses. Avec Leila Sebai nous en sommes venus à la conclusion suivante ; Carthage, ce sont plusieurs villes mais un seul lieu dont la puissance traverse les âges en faisant fie des affronts du temps et des hommes.