Lorsqu’ils sont venus s’y installer, les hommes ont recouvert chaque parcelle de cette terre frappée par le soleil. Ils pensaient repousser la frontière, inverser le vent sableux en érigeant des pyramides de béton. L’orgueil des hommes, la gloire des bâtisseurs.
La cité avait été programmée, les hommes sont venus. Plusieurs générations y ont vécu et puis soudainement, sans que nul ne sache jamais pourquoi, les phénomènes ont commencé à apparaître. Tout d’abord imperceptibles, les habitants les ont pris pour des manifestations du hasard. Mais au fil des jours, la régularité de leur développement ne laissa plus aucun doute quant à leur réalité.
Peut-être était-ce l’air qui était devenu irrespirable, ou bien le sol toxique ? Peut-être que les étendues d’eaux stagnantes s’étaient mises à avancer sur les terres ? Peut-être que tout simplement l’Homme n'avait rien à faire là, que cette lumière n’était pas faite pour lui ?
Il apparut rapidement nécessaire de prendre des dispositions exceptionnelles. Le peuple se tournait de plus en plus vers les prédicateurs qui annonçaient la fin du monde. On chuchotait que les dieux attendaient des sacrifices. Les anciens ont longuement débattu, et décision fut finalement prise d’abandonner la ville puis de l’embaumer.
La population fut transportée de l’autre côté des eaux où elle assista, regroupée sur les rives anciennes, à l’embaumement. Les principales artères de la cité furent ouvertes, libérant les fluides qui coulèrent doucement jusqu’à la lagune. Sur toutes les places, on apporta les graisses qui fondirent au soleil. La ville sécha en quelques jours. La lumière vint se déposer sur ses angles redevenus saillants et drapa toute la cité d’une poussière dorée. Au fil des semaines, l’air s’y fit épais comme du verre, et recouvrit bientôt les murs prisonniers d’un extérieur trop pesant. Quelques semaines encore et le sarcophage fut enfin prêt.
Comme il est de coutume de sacrifier des hommes lorsqu’on abandonne une ville, on en choisit quelques-uns. Ils n’opposèrent aucune résistance et se résignèrent à rester en silence.
Depuis les rives anciennes, on aperçoit au loin la cité qui, telle un plateau suspendu dans le temps, s’est refermée pour toujours en emportant avec elle le secret de sa chute.
(le)PLATEAU
Où, quand, pourquoi et comment
Je vivais à Abidjan dans le quartier du Plateau qui est le centre d'affaire construit dans les années 60 par des architectes italiens, français... C’est un ensemble de béton improbable édifié milieu de la jungle à une époque qui s'appelait le "Miracle ivoirien". Rien n'a été entretenu, le miracle est devenu cauchemars, une guerre civile est passée par là et aujourd'hui tout est complètement défoncé, rongé par l’humidité et les plantes qui repoussent entre les dalles de béton.
L’activité économique se fait toujours au Plateau dans la journée, mais le soir et les week-ends il n'y a plus personne à part quelques marginaux qui y trainent sans but réel. Cette atmosphère m’a plus alors j'ai commencé à photographier les lieux le week-end. J’ai rapidement été confronté au problème lié à ma couleur de peau et à mon statut social : un blanc avec de l’argent. Dès que je sortais dans la rue pour photographier, les gens venaient m'accoster et essayaient de me soutirer quelque chose. Un peu d’argent en échange d’un service, à manger, ma casquette, mes lunettes, des questions sur mon domicile, ce que je faisais là, pourquoi je n’avais pas de voiture, si j’étais marié… Dès qu’ils voyaient l’appareil photo cela devenait bien pire. Impossible de photographier, impossible de les éviter. Les lieux sont vides le week-end, la moindre personne qui y marche se repère depuis l’autre bout du quartier. Je ne me sentais absolument pas en insécurité, j’étais confronté à des personnes qui ne comprenaient pas ce que je faisais là et qui, sans s’en rendre compte, rendaient ma photographie impossible, parce que pour photographier j’ai besoin de prendre mon temps, d’être tranquille sans sollicitation extérieure.
J'ai donc décidé de payer quelqu’un pour m’accompagner. J’avais remarqué que lorsqu’une personne était déjà en train de me parler les autres ne s’approchaient plus. J’ai proposé à l’un des gardes de mon immeuble. Environ 10 euros pour passer la matinée ou l’après-midi avec moi. Il n’avait rien d’autre à faire que de marcher à mes côtés, de montrer aux autres que nous étions ensemble pour qu’ils me laissent photographier tranquillement. Cela a très bien marché. Plus personne ne venait me parler, plus personne ne m’arrêtait. Je pouvais enfin me promener partout sans sollicitation et j’ai donc pu commencer à photographier.
Rapidement, j’ai eu envie de faire des portraits de ces pauvres hères qui peuplent le Plateau le week-end. J’avais déjà été assez loin dans l’étrangeté en payant un « accompagnateur », je n’avais pas vraiment de limite ni de morale à laquelle me tenir. Il y avait juste cette envie de photographier. J'ai donc décidé de faire un peu comme Di Corcia et de payer les gens pour qu'ils posent pour moi. 2 euros la photo, parfois plus ou parfois moins. Mes modèles étaient choisis à l’envie au grès de mes pérégrinations sur le Plateau. Quelqu’un me plaisait, j’avais envie de le photographier, je lui proposais de l’argent. La plupart du temps il n’avait rien d'autre à faire que de rester devant moi. Quelque fois je leurs demandais de poser d’une manière spécifique dans un endroit précis. J’ai commencé à me sentir réalisateur. J'avais mon studio de cinéma rien que pour moi le week-end (le Plateau, mon "plateau" de cinéma), j'avais mon assistant et mes acteurs. Je faisais exactement ce que je voulais, je n'avais plus aucune contrainte. J'ai décidé de raconter l'histoire d'un endroit étrange où il se serait passé quelque chose de grave mais sans jamais évoquer l’évènement à proprement parler. Tout le monde serait parti, sauf quelques personnes.
Tout est purement fictif même si le style est documentaire. Je ne me suis fixé aucune limite sauf celle de ne prendre qu'une seule photo par sujet, c'est à dire que si je voulais prendre une photo parce qu'un lieu m’intéressait ou que quelqu'un me plaisait, et bien je n'en faisais qu'une seule. Cela demande beaucoup de réflexion. C'est comme un film où chaque scène serait tournée en une seule prise. C'est très intéressant car cela oblige à une grande concentration, à une attention totale au présent. J’avais aussi une limite de temps car mon séjour en Côte d’Ivoire touchait à sa fin.
J'ai un ami, Charly, qui vivait à Abidjan. Il m'a beaucoup renseigné sur Le Plateau et, comme il est curieux, il est venu quelques fois m'accompagner photographier. Je trouve qu’il écrit bien et qu’il a de bonnes idées alors je lui ai demandé d'écrire un texte à propos de ce projet. Il avait carte blanche. Il m'a envoyé un court texte de science-fiction post apocalyptique. J'ai adoré alors j'ai repris son texte et je l'ai étoffé.
Je n’ai aucune autre intention que de raconter une histoire. J’aimerais également arriver à stimuler l’imagination des regardeurs en donnant le moins d’explications possible. Mon travail photographique repose sur le simple plaisir de faire.